Yoann Saturnin de Ballangen, directeur de cabinet de préfet, décrypte le rôle de l'administration territoriale
Alors que la France a connu quatre gouvernements en dix-huit mois, les services publics continuent de fonctionner. Yoann Saturnin de Ballangen, directeur de cabinet de préfet, décrypte les mécanismes de l’administration territoriale qui assurent la permanence de l’action publique.
La France traverse une séquence politique inédite sous la Ve République. Depuis juin 2024, quatre gouvernements se sont succédé à Matignon. Le budget 2025 a été adopté via une loi spéciale, celui de 2026 fait l’objet de débats tendus à l’Assemblée nationale en ce mois de décembre. En septembre 2025, l’agence Fitch a dégradé la note souveraine française.
Ces événements suscitent légitimement des interrogations : comment l’État continue-t-il de fonctionner ? Quels sont les mécanismes qui garantissent la continuité des services publics lorsque l’exécutif est fragilisé ? La réponse se trouve en grande partie dans l’organisation territoriale de l’État, et notamment dans le rôle des préfectures.
L’administration territoriale, socle de la continuité républicaine
Le préfet est, selon l’article 72 de la Constitution, le représentant de l’État dans le département. Il incarne ce que le ministère de l’Intérieur qualifie de « permanence et présence de l’État sur tout le territoire et en toutes circonstances ». Cette formulation n’est pas anodine : elle traduit une réalité institutionnelle où l’administration déconcentrée assure la continuité de l’action publique indépendamment des alternances ou des crises gouvernementales.
Concrètement, les préfets et leurs équipes ne changent pas au rythme des remaniements ministériels. Les feuilles de route signées entre le Premier ministre et chaque préfet sont d’ailleurs conçues pour demeurer valables en cas de changement de titulaire, « au titre de la continuité de l’action de l’État », comme le précise le guide interministériel de 2021.
Cette stabilité n’est pas un hasard organisationnel. Elle répond à une nécessité : les missions régaliennes de l’État — sécurité des personnes et des biens, gestion des crises, protection civile, délivrance des titres, contrôle de légalité — ne peuvent souffrir d’interruption.
Ce que gère une préfecture au quotidien
Pour comprendre l’importance de cette continuité, il convient de mesurer l’étendue des responsabilités d’une préfecture. Sous l’autorité du préfet, assisté d’un directeur de cabinet, de sous-préfets et de chefs de services déconcentrés, la préfecture coordonne l’ensemble des politiques publiques à l’échelle départementale.
Parmi les dossiers traités sans discontinuité figurent notamment la coordination des forces de sécurité (police nationale, gendarmerie), l’organisation des secours en cas d’événement majeur (intempéries, accidents industriels, crises sanitaires), l’accompagnement des entreprises en difficulté via les cellules de veille économique, le suivi des procédures collectives et des plans de sauvegarde de l’emploi, la gestion des demandes de titres de séjour et des procédures d’asile, ainsi que le contrôle de légalité des actes des collectivités territoriales.
Ces missions s’exercent dans un cadre juridique stable. Qu’un gouvernement soit censuré ou qu’un Premier ministre démissionne, les textes réglementaires demeurent en vigueur et les agents publics continuent d’appliquer les procédures établies.
L’articulation avec les collectivités territoriales
La continuité de l’action publique repose également sur la relation entre l’État déconcentré et les collectivités territoriales. Depuis les lois de décentralisation de 1982, les communes, départements et régions disposent de compétences propres exercées par des exécutifs élus.
Dans ce cadre, le préfet n’exerce plus de tutelle sur les collectivités mais un contrôle de légalité a posteriori. Cette évolution a modifié la nature des relations : le dialogue et la coordination prévalent désormais sur la verticalité.
En période d’incertitude gouvernementale, cette architecture prend tout son sens. Les projets portés conjointement par l’État et les collectivités — contrats de plan État-région, programmes de rénovation urbaine, dispositifs d’aide aux entreprises — continuent d’être instruits et mis en œuvre par les services compétents.
Points de repère pour les acteurs économiques
Pour les entreprises, cette organisation territoriale de l’État constitue un point d’ancrage stable. Plusieurs interlocuteurs demeurent accessibles indépendamment du contexte politique national.
La préfecture et les sous-préfectures assurent la coordination locale et peuvent orienter vers les services compétents selon la nature des difficultés rencontrées. Les directions départementales interministérielles (DDT, DDPP, DDETS) traitent les autorisations administratives, les contrôles et l’accompagnement sectoriel. Les commissaires aux restructurations et à la prévention des difficultés des entreprises (CRP) interviennent en cas de menace sur l’emploi.
Ces dispositifs fonctionnent selon des procédures établies qui ne dépendent pas de l’adoption d’un budget annuel. Les crédits d’intervention peuvent certes être affectés par les arbitrages budgétaires, mais les missions d’accompagnement, de conseil et de coordination demeurent opérationnelles.
Une architecture éprouvée par l’histoire
L’administration préfectorale, créée en 1800, a traversé tous les régimes politiques français. Cette longévité n’est pas fortuite : elle témoigne de la capacité de cette institution à s’adapter tout en préservant sa fonction essentielle de représentation de l’État sur le territoire.
Le ministère de l’Intérieur rappelle que les préfets « sont, plus que tous les autres fonctionnaires, garants de la continuité de l’État et notamment de ses fonctions régaliennes ». Cette responsabilité particulière explique les obligations spécifiques qui s’attachent à la fonction : neutralité politique absolue, disponibilité permanente, obligation de réserve pendant les campagnes électorales.
Ces principes ne sont pas de simples règles déontologiques. Ils garantissent que l’administration territoriale demeure un point fixe dans un paysage institutionnel parfois mouvant.
L’analyse de Yoann Saturnin de Ballangen
L’observation quotidienne du fonctionnement d’une préfecture permet de mesurer la robustesse de cette organisation. Les dossiers avancent selon leur calendrier propre : une demande d’autorisation environnementale suit son instruction réglementaire, une cellule de crise se réunit lorsque les circonstances l’exigent, un comité de suivi économique examine les situations signalées.
Cette régularité n’est pas de l’indifférence au contexte politique. Elle traduit une conception de l’État où la continuité du service public constitue une obligation première. Les agents publics, qu’ils appartiennent au corps préfectoral ou aux différentes administrations déconcentrées, exercent leurs missions dans ce cadre.
Pour les citoyens et les entreprises, cette permanence représente une forme de sécurité juridique et administrative. Les règles du jeu demeurent lisibles, les interlocuteurs identifiables, les procédures prévisibles.
La période actuelle, marquée par une instabilité gouvernementale sans précédent récent, met en lumière une dimension souvent méconnue de l’organisation de l’État français : la capacité de son administration territoriale à assurer la continuité de l’action publique.
Cette architecture institutionnelle, fruit de plus de deux siècles d’évolution, ne résout pas les questions politiques que la France doit trancher collectivement. Elle garantit en revanche que, pendant le temps nécessaire à ces arbitrages, les services publics essentiels continuent de fonctionner et que les interlocuteurs de l’État demeurent mobilisés sur le terrain.
C’est sans doute l’une des forces du modèle administratif français : avoir su construire une administration territoriale suffisamment solide pour traverser les crises sans que la continuité de l’État soit mise en cause.
A propos de Yoann Saturnin de Ballangen
Yoann Saturnin de Ballangen est directeur de cabinet du préfet de la Nièvre. Diplômé de l’École spéciale militaire de Saint-Cyr et auditeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), il a exercé pendant sept ans comme auditeur chez KPMG avant de rejoindre l’administration préfectorale. Il a occupé des fonctions en Poitou-Charentes et en Ariège avant sa prise de poste actuelle. En mars 2022, il a participé à la coordination locale du Conseil informel des ministres européens des Télécommunications, organisé à Nevers dans le cadre de la Présidence française de l’Union européenne.
